Pour vous donner un avant-goût du livre, voici les premières pages de "Naufrage à Vanikoro"

1. Le cyclone

 

– Alors, raconte ! C’est vraiment grâce à toi que les étrangers sont arrivés ici ?

Les yeux de Livomo pétillaient autant que ceux des enfants qui l’entouraient. C’était un garçon vif et intelligent, à la peau noire comme l’était celle de son peuple. Un instant, il ferma les yeux et se remémora l’aventure extraordinaire qu’il venait de vivre.

La veille, il était sur le rivage de son île, située en plein Pacifique, lorsque les premiers signes annonciateurs d’un ouragan étaient apparus. L’indice le plus fiable était sans doute que Vanikoro semblait, brusquement, privée de toute présence vivante. Les grands échassiers gris aux pattes jaunes et au long bec noir s’étaient tus, tout comme les oiseaux au ventre blanc et au front bleu et violet qui d’ordinaire survolaient la forêt, en lançant des  kidek kidek kidek  ou des  tchiou tcho tiou . Le coassement rythmé et inquiétant des crapauds avait disparu aussi. Tous les animaux s’étaient terrés. Ce silence contrastait étrangement avec le souffle de plus en plus fort et oppressant du vent chaud.

Malgré son jeune âge, Livomo comprenait qu’il fallait fuir au plus vite. La surface de l’eau bleue se ridait maintenant, une houle longue agitait puissamment la lagune dans un sens alors que le vent poussait Livomo dans la direction inverse, avec une telle violence qu’il arrivait désormais difficilement à rester debout. Dans le ciel, des nuages hauts s’effilochaient en longs filaments et assombrissaient l’horizon ; la lumière cédait peu à peu la place à une obscurité grise et trouble.

Jetant un dernier regard sur le lagon, Livomo aperçut sur la mer une masse noire et lourde avec des morceaux de tissu qui claquaient au vent. L’embarcation paraissait flotter sur l’eau comme les pirogues que les hommes construisaient pour s’aventurer hors des parages de l’île, mais la mer formait de tels creux qu’elle disparaissait et reparaissait sans cesse entre les vagues. Un bateau, un immense bateau ! C’était si grand, si étrange et si fragile tout à la fois que c’en était effrayant. Et plus encore que le vent qui menaçait de le jeter à terre, ce fut l’inquiétude causée par cette vision qui accéléra la fuite de Livomo.

La pluie tomba d’un coup, véritable torrent s’écoulant du ciel obscurci. Des branches volaient au gré d’un vent violent. La chance et l’instinct de survie mêlés à la connaissance intime du chemin du retour permirent à Livomo d’atteindre la hutte familiale trempé, les pieds ensanglantés, le visage tailladé. Épuisé et bouleversé, le corps meurtri, il s’écroula sur le sol sans un mot et tenta de chasser cette image de sa tête. Un bateau, c’était un bateau… Des inconnus s’aventuraient sur les côtes de Vanikoro…Comment allaient-ils résister à un tel ouragan, quelle folie ! Jamais il n’aurait osé parler de cette vision à sa famille, on ne l’aurait pas compris : l’île était un récif si dangereux qu’un marin sensé l’évitait à tout prix. Personne n’accostait en ce lieu ; d’ailleurs l’atroce climat décourageait souvent la moindre tentative : rares étaient les jours où il ne pleuvait pas, ne ventait pas trop et où le soleil arrivait à percer l’épaisse couche nuageuse…

 

 

 

Au matin, une fois les éléments calmés, une étrange mélopée s’éleva. Vanikoro n’était plus que désolation. En une nuit, la tempête avait tout balayé sur son passage. Les hommes peinaient à avancer là où, les jours d’avant, Livomo et ses cousins couraient à perdre haleine et il fallut recourir aux haches pour frayer un chemin praticable jusqu’aux plantations.

Livomo et sa famille en étaient à redresser les plantes et à ramasser les tubercules déterrés par la pluie lorsqu’une clameur portée par le vent attira leur attention. Quand l’enfant réalisa que les hurlements provenaient de la plage, le souvenir de l’étrange embarcation aperçue la veille lui revint brusquement en mémoire. Pour rejoindre la grève, il leur fallut avancer dans un fatras inextricable de feuillages arrachés et de troncs tordus. Enfin, près de l’océan, les curieux se groupèrent, serrés les uns contre les autres.

 

L’essentiel de la catastrophe s’était joué durant la nuit. Un imposant vaisseau, pris dans la tourmente, s’était fracassé contre le récif de corail, sans parvenir à trouver la passe pour entrer dans le lagon. Le bâtiment s’était presque entièrement disloqué, une partie de ce qui avait porté fièrement drapeaux et étendards surnageait encore. Partout ce qui, hier encore, avait constitué un pont ou une dunette, flottait en énormes morceaux de bois épars sur la mer. Des planches, des tonneaux, une multitude d’objets étranges et inconnus à la dérive, offraient aux habitants de Vanikoro un spectacle stupéfiant. Pire : ils apercevaient aussi des cadavres d’hommes blancs au visage livide et immobile, que la houle déposait à leurs pieds.

Le drame se poursuivait sous les yeux des Mélanésiens tétanisés. Ce qui restait de la pirogue géante s’était, pour un temps, immobilisé sur un large banc de sable, et les survivants s’affairaient maintenant sur une embarcation de secours, dont la forme évoquait vaguement celle des bateaux que le père de Livomo utilisait pour pêcher la bonite à dos rayé.

Peu à peu, il devint clair que les marins tentaient de transborder ce qu’ils pouvaient sauver du navire en perdition sur le frêle esquif qu’ils avaient mis à l’eau. Il semblait aussi que des hommes étaient précautionneusement transbordés d’un bateau à l’autre, vraisemblablement des blessés, couchés sur des civières de fortune.

Puis, dans un gémissement sinistre, le bateau s’arracha pour une dernière fois au mince banc de sable sur lequel il s’était momentanément échoué et s’enfonça irrémédiablement dans la mer.

Alors, dans un même élan volontaire, les survivants dirigèrent leur embarcation vers Vanikoro. Se tenant les mains, les villageois, paniqués à la vue de ces deux « pirogues géantes », invoquèrent Filisao, le dieu des cyclones et des océans.