MILEANN OU LE SECRET DES SILENCES

  

Mielann pascale perrier

L’événement

— Tu peux me donner une autre punaise pour tendre le tissu, s’il te plaît ?

Mileann et son amie Malicia avaient investi la chambre et préparaient des carrés de soie tendus sur des cadres en bois pour les peindre et les vendre au marché. Depuis deux ans, elles proposaient aux badauds des foulards et des lampes en soie, et gagnaient ainsi des sommes rondelettes qui leur servaient d’argent de poche. Leurs réalisations faisaient généralement fureur sur les marchés aoûtiens, à cause du jeune âge des deux jeunes filles peut-être. L’enjeu valait bien que leurs deux chambres soient transformées en atelier en ce début du mois de juillet.

Lorsqu’on sonna à la porte vers 15 heures, Mileann étouffa un juron et alla répondre, sa boîte de punaises à la main, prête à rabrouer l’importun. Sa mère et ses deux frères s’étaient absentés pour acheter de nouvelles chaussures de marche en vue du prochain séjour à la montagne.

 

C’était un gendarme, un peu décontenancé de se trouver nez à nez avec deux jeunes filles. Dansant d’un pied sur l’autre sur le perron de l’entrée, il finit par demander si elles étaient toutes deux des demoiselles Kaduel.

— Non, répliqua Mileann en riant. Moi seulement, Malicia est une amie.

L’homme hocha lentement la tête et demanda quand rentrait monsieur Kaduel ; il avait une nouvelle à annoncer.

— Attendez plutôt ma mère. Elle devrait être ici dans une demi-heure maximum... Les horaires de mon père sont très élastiques.

Le gendarme fit alors un signe négatif de la tête, et une drôle de moue qui consistait en un infime tremblement des lèvres accompagna son regard apeuré. Ce furent ces indices, davantage que les mots prononcés, qui firent lâcher à Mileann la boîte de punaises. Non, sa mère ne serait pas là dans une demi-heure, non il ne servait à rien de l’attendre... Le gendarme, trop content d’occuper ses mains au lieu de communiquer l’information officielle qu’il détenait, se précipita pour tout ramasser par terre. Ce fut donc à quatre pattes, les mains tendues vers les punaises éparses, que Mileann prit conscience du gouffre qui venait de se creuser dans sa vie, avant même que le moindre mot soit prononcé.

On se dirigea vers le cabinet du médecin en demandant à la secrétaire de bloquer Adrien dès qu’il en aurait fini avec son patient actuel – et on attendit. Le gendarme restait muet, préférant « voir le docteur Kaduel directement ».

 

C’en était fini des journées passées à peindre et à rire. Malicia fut renvoyée – un regard suffit à la gommer, un geste à la faire déguerpir.

Après, bien après, Mileann se demanderait en quoi consistait la dernière conversation avec sa mère et ses frères, et pourquoi elle ne les avait pas accompagnés. Mourir avec eux dans ce stupide accident de voiture, plutôt que rester seule.

Incapable de quoi que ce soit, juste bonne à fermer les yeux, taper du pied contre les portes. Il fallait tirer un trait sur les pinceaux et la soie, sur Béranger et Célestin, sur Solweig, sa mère.

 

Célestin, le petit frère de cinq ans, intrépide et colérique, affectueux et câlin. Sportif en diable, jamais une minute de pause. Pourquoi avoir refusé si souvent de lui lire une histoire, de taper dans le ballon, de jouer aux Playmobil ? Pourquoi avoir haussé le ton si vite, hurlé quand un livre était corné, tempêté quand les toilettes étaient restées sales, crié quand il lui avait emprunté ses affaires ? Célestin et son sourire plein de vie, Célestin et ses yeux pétillants, Célestin et ses pleurs de petit garçon impatient de grandir. Célestin en adoration devant sa sœur, son envie de lui ressembler et d’être à sa hauteur ; ses baisers baveux et son rire hyperaigu.

Célestin, le vide d’une chambre inoccupée.

 

Et Béranger, le frère jumeau, complice de la petite enfance. Ils avaient partagé tant de bêtises ensemble autrefois. Joué tellement d’heures, construit tellement de tours, imaginé tellement d’univers... Depuis deux ou trois ans, leurs vies s’étaient un peu éloignées, ils n’étaient plus dans le même établissement scolaire puisque Béranger s’était lancé dans le judo à cent pour cent. Le sport-étude, les compétitions, la musculation et la recherche obstinée de la performance... Leurs centres d’intérêt avaient divergé. Restait encore une vague proximité de temps à autre, la promesse floue d’enquêter sur le passé des familles Kaduel et Montcenis, avec lesquelles ses parents étaient brouillés, mais rien de plus. Mileann n’assistait pas souvent aux compétitions, ne jetait pas un regard aux amis larges et trapus qui, dans la cuisine, dévoraient en vingt secondes l’équivalent de trois ou quatre goûters, n’allait plus guère dans la chambre de son frère. Tandis que la France perdait un jeune judoka plein de promesses, Mileann se lamentait de n’avoir pas su comprendre cette passion.

Et déchiffrait tout juste que la vie ne tenait à presque rien, un conducteur qui perd le contrôle de son véhicule, crissement de pneus, choc brutal. Et la grimace curieuse d’un gendarme mal à l’aise.

 

Il y avait aussi Solweig au sourire doux, parfois embué d’une certaine tristesse. Comment définir une mère, puisqu’on a toujours vécu à ses côtés, qu’on a été modelée et formée par sa personnalité et sa manière de percevoir la vie, son chant et son regard ? Comment raconter une mère qui vient de disparaître ? On pressent juste qu’elle ne sera plus là pour faire tourner la maison, on se rappelle ses gestes matériels qui paraissaient si naturels, si évidents. On se heurte au silence autour de soi alors qu’on a besoin de regard et d’attention, de s’évader et de sentir la sécurité de la maison si proche, trop proche.

Tous ces reproches qui s’accumulaient auparavant : elle ne me laisse pas assez de liberté, elle ne s’intéresse pas à ce que je suis au fond, elle tient trop à l’apparence et aux bulletins scolaires, ne s’habille pas comme je l’aimerais...

Solweig était une femme discrète et réservée, qui s’effaçait souvent devant la présence et le charisme de son cher Adrien. Ils étaient originaires du même village tous les deux, mais on n’en parlait pas à la maison. Ni de leur enfance, ni de leur famille. Il était même interdit de poser des questions, c’était connu. Un halo pesant de mystère et de nostalgie tenait lieu d’explication, mais depuis peu Célestin piétinait le tabou, avec la fraîcheur et l’innocence de ses cinq ans. « Pourquoi on n’a pas de papi et de mamie, comme les copains ? » et puis « Tu es née où, toi ? » Le sujet était rapidement évacué par une pirouette qui nourrissait l’appétit du garçonnet pour quelques jours ou quelques semaines, mais laissait entière la curiosité des grands.

Un jour, Béranger et Mileann s’étaient promis d’aller au village natal, pour rencontrer les cousins et les grands-parents, si toutefois ils étaient encore en vie. Lorsqu’il avait eu connaissance de l’idée, Adrien l’avait soldé par un sec « Je ne vous le pardonnerais jamais » qui avait renforcé le côté mystérieux et attirant, tout en rendant le projet secret.

L’attitude de Solweig envers sa famille, pour être moins radicale, n’en était pas moins vide de renseignements. « Ils ne valent pas la peine qu’on parle d’eux », disait-elle simplement avec un sourire las et doux.

Sa mère était ainsi, à la fois délicate et présente, essentielle et effacée.

 

Aujourd’hui le serpent de l’absence étouffait Mileann avec une angoissante tranquillité. Solweig, Célestin et Béranger. D’une minute à l’autre, Mileann était devenue une machine à regretter ; ce qu’elle ne leur avait pas dit, ou au contraire ce qu’elle leur avait dit, ce dont elle n’avait pas profité, et puis de n’avoir pas su avant ce qui se passerait après...

C’est toujours trop tard qu’on réagit, toujours trop tard qu’on comprend. Et toujours de plein fouet qu’on accuse le coup. Mileann, qui se sentait auparavant à l’étroit dans sa petite vie de lycéenne, avait soudain été propulsée dans un univers monstrueux de hantises et de contrariétés.

Et quelle injustice d’avoir été abandonnée ainsi.

 

Les journaux racontèrent l’accident, la manière révoltante dont le chauffard avait pris la fuite, avant de s’écraser contre un arbre quelques kilomètres plus loin. Mileann préférait ne pas lire, ne pas savoir, ne pas reporter sa haine contre cet homme, dont le cadavre avait été retrouvé avec un taux ahurissant d’alcool dans le sang. À quoi cela aurait-il servi, quoi qu’il en soit ? Ses frères et sa mère ne ressusciteraient pas ; inutile de crier à l’iniquité ou de s’énerver contre la veuve du conducteur. Les assurances mèneraient leur enquête, concluraient qu’elles n’y pouvaient rien, que le chauffard n’était pas assuré.

Il ne restait que les coups de klaxon qui surgissaient au beau milieu d’un rêve, les hurlements qu’on imaginait ensuite. Et ces articles de journaux, que des amis, bien ou mal intentionnés, avaient découpés et gardés « pour plus tard », quand il serait temps d’accepter la vision d’une voiture calcinée, broyée par la violence du choc.


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